Dans dix minutes, 180 enfants, de la petite section au CM1, vont s'engouffrer dans les classes de cette école privée musulmane ouverte il y a trois ans, en plein cœur de la cité de la Rose-des-Vents. «Je taquine, argumente le maître des lieux, qui préfère que son prénom ne soit pas cité. Mais ce n'est pas naturel d'ouvrir les portes d'une école à un journaliste. Et vu le contexte de détestation des musulmans, on est en droit d'être un peu méfiant !»
L'homme fait référence, notamment, à la perquisition opérée début octobre par des policiers à la mosquée Omar, à Paris, en plein cours d'arabe, devant des enseignants et des élèves. L'opération avait déclenché un tollé au sein des associations cultuelles. La semaine dernière, c'est une école clandestine qui a été fermée à Bobigny, nourrissant, selon bon nombre de responsables associatifs, «des amalgames» sur les écoles privées.
« Nous sommes représentatifs de la plupart des écoles musulmanes de France »
Bougainville n'est pas une mosquée, ni une association des cours du soir : c'est une école privée confessionnelle hors contrat avec l'Education nationale — c'est-à-dire déclarée. Il y en a 980 comme elles en France, une majorité écrasante d'obédience catholique. En 2015, on dénombrait une trentaine d'établissements privés musulmans.
«Nous sommes représentatifs de la plupart des écoles musulmanes de France», dit son directeur. Mais, «avec l'ambiance actuelle, le discours gouvernemental sur le séparatisme qui vise essentiellement les musulmans, notre hantise est de voir débarquer des policiers pour un contrôle devant des élèves, une perquisition qui se baserait sur on ne sait pas trop quoi et qui aboutirait à une fermeture», analyse une professeure.
La plupart des maîtresses portent le voile
Ce matin-là, il pleut. Les dix classes, en rang dans la cour, attendent que leur enseignante donne le feu vert pour monter dans leur salle. La plupart des maîtresses portent le voile, une poignée de fillettes aussi. «Dans une école musulmane, ça ne devrait pas surprendre», note une enseignante. On distribue du Salam Aleykoum à qui l'on croise. Même aux visiteurs d'un jour. Même au journaliste. «La politesse, cela fait partie de l'islam. Les valeurs, c'est fondamental, c'est même le plus important de mon point de vue», estime le directeur, qui s'auto-qualifie de «conservateur».
Au programme pour les CP de Sabrina ce jour-là : lecture, écriture, récré, grammaire, sciences sous forme d'une discussion intitulée «Questionner le monde», pause déjeuner, puis sortie au parc sur le thème de l'automne.
Des manuels validés par les autorités académiques
«Sortez vos manuels, page 30», demande Sabrina, voix forte et claire, masque sur le visage. Les manuels en question sont issus des collections Istra, jugés «conformes et appropriées» par les autorités académiques, utilisés dans de nombreuses écoles de France.
L'exercice du jour : reconnaître le son d'une voyelle dans chaque syllabe d'un mot. Les enfants se frottent à l'exercice avec enthousiasme. «Aaaaa» s'applique ainsi à chanter Ayoub, qui a identifié la voyelle «A». Les doigts se lèvent, les réponses fusent. Un comportement perturbateur ? «C'est la seconde fois, tu passes au jaune», prévient Sabrina à l'adresse d'un garçon, glissant son nom sur un tableau de sanctions. Le vert pour les enfants sages, puis, après le jaune, c'est le rouge, et le noir, l'exclusion de la classe.
Symboles républicains sur le mur
A la fin de chaque activité, Sabrina sonne une clochette pour lancer un autre atelier. Un peu de poésie avec les vers de Karine Persillet sur la «Dame de fer», la Tour Eiffel, puis place aux sciences. Autour de l'institutrice, dotée d'un écran, il faut définir l'état physique de l'eau — solide, liquide, ou gazeux.
Dans cette salle de classe, plusieurs affiches aux murs : l'alphabet, les chiffres, une carte du monde, et surtout de nombreuses déclinaisons du «Loup», ce personnage ludique adulé des enfants et enseignants. Ici, les «émotions» du loup. Là, les «règles de vie» du Loup. Et ainsi de suite. Dans le mur faisant dos aux enfants, une grande affiche, réalisée en début d'année, sur les symboles républicains : le drapeau bleu-blanc-rouge, celui de l'Europe, la Marianne, et les paroles de la Marseillaise.
Deux heures d'arabe par semaine
Pause déjeuner à 12 heures. L'école, ouverte en 2018, n'a pas encore de cantine. Les enfants sont tenus de ramener leur gamelle, déjeunent par niveau de classe, dans des salles séparées, sous surveillance de plusieurs adultes. Avant le repas, les enfants prononcent les traditionnelles invocations à Allah, les Dou'â. «Dans le catholicisme, on appellerait cela les bénédicités», précise le directeur.
L'après-midi, les CP n'ont exceptionnellement pas cours d'arabe. «On a prévu une chasse aux trésors d'automne au parc du Sausset, indique Sabrina, l'enseignante. On travaillera ensuite en classe sur les objets collectés - feuilles mortes, marrons, etc.» L'arabe est dispensé deux heures par semaine comme langue vivante principale en élémentaire, la seconde étant l'anglais, enseigné une heure trente hebdomadairement.
«Ceux qui veulent faire leur prière, allez-y»
Alors, à 13h30, direction la classe de CE2 pour l'heure d'arabe enseigné par une professeure diplômée. «C'est sur ce cours-là qu'est intégré la mémorisation du Coran, le religieux», précise le directeur de l'école. Ils sont une petite vingtaine dans la classe, sous les ordres de Nawell (prénom modifié).
«Ceux qui veulent faire leur prière, allez-y, j'ai disposé les tapis dans le coin de la salle», annonce d'entrée l'enseignante. Les deux tiers de la classe se lèvent. Omar (prénom modifié) indique à ses camarades : «C'est moi qui fais l'imam !» Il psalmodie doucement. Les garçons entament leur prière au rythme de sa voix. Les filles, elles, prennent le temps d'enfiler un voile, rangé dans l'armoire de la classe, et se lancent aussi dans une prière.
Moins de dix minutes plus tard, début du cours. En vitesse, les filles remettent leur foulard dans le placard. «Aujourd'hui, c'est le premier cours d'arabe de l'année, je vais évaluer votre niveau de lecture et d'écriture», explique Nawell en distribuant des photocopies sur lesquelles est inscrit un texte en arabe. Celui-ci, enfantin, conte l'histoire de Bouchra et Zineb, qui, lors de leur premier jour de classe, s'intéressent mutuellement à leurs hobbies.
«N'oubliez pas : on lit de droite à gauche», rappelle l'enseignante. En suivant la phrase avec le doigt, les enfants lisent, tour à tour, une phrase. La plupart hésitent peu, ne se trompent pas : ils ont déjà une année d'arabe derrière eux et le parlent parfois à la maison. Pas de Coran aujourd'hui, il s'agit juste d'évaluer les élèves.
Au-delà de ces cours d'arabe, l'aspect religieux de l'école prend place, pour les maternelles qui n'ont pas cours d'arabe, dans une courte récitation du Coran en ouverture de journée. «C'est une sorte de starter (NDLR : ce qui démarre) de la journée», image le directeur. «Nous essayons aussi de marquer les fêtes religieuses. Par exemple de créer, avec les enfants, un marché de l'Aïd comme il y en a pour Noël», explique une enseignante.
«On apprend à lire, à écrire, à vivre ensemble»
« Je le dis aux parents qui viennent inscrire leurs enfants : on ne forme pas des savants religieux ou des arabophones. On apprend à lire, à écrire, à vivre ensemble à des élèves, en s'appuyant sur un socle de valeurs liées à l'Islam… mais on accepte tout le monde, comme les écoles cathos », détaille le directeur de Bougainville.
Qui le rappelle : «La règle du hors contrat exigée par les autorités académiques, c'est que nos élèves peuvent à tout moment intégrer une école publique ou sous-contrat !»
Quel est le profil des dix enseignantes ? Toutes sont diplômées a minima d'un master MEEF, le classique diplôme préparant au concours de professeur des écoles : le CRPE, qui permet d'enseigner dans le public ou le sous-contrat. «Certaines n'ont pas pu aller au bout du concours parce que les chefs d'établissement ont refusé leur voile lors du stage obligatoire», indique le directeur. Par ailleurs, «certaines d'entre elles sont titulaires du concours mais, encore une fois, le voile les empêche d'enseigner dans une école publique ou sous-contrat».
Objectif : devenir une école sous contrat avec l'Etat
L'école Bougainville a déjà été inspectée deux fois depuis 2018. Selon nos informations, le dernier rapport est positif. Les représentants de l'Education nationale soulignant, entre autres, la pertinence des programmes, l'application des enseignants. Tout juste notent-ils quelques cahiers d'élèves mal corrigés.
Par ailleurs, son statut d'école hors contrat ne lui donne droit à aucune subvention publique, contrairement aux écoles sous-contrat comme le Protectorat catholique Saint-Jean d'Aulnay-sous-Bois, à deux kilomètres de là.
«Les salaires de nos profs et l'entretien sont financés par les frais de scolarité», précise la direction. Coût de l'année : 2 200 euros par an. Objectif de l'établissement : déposer un dossier, d'ici quelques années, pour devenir une école musulmane sous contrat avec l'Etat. Ce serait alors la première du 93.
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Source article et photos : journal Le Parisien