Publié le 30 Septembre 2010
Jeunes, éduqués et lucides, ils ont choisi de braver une norme sociale fondamentale : ils ne bossent pas et ils l'assument. Même s'il faut manger des pâtes et compter ses amis.
Il est assis en terrasse, comme un touriste. Il prend son temps, il lit tout doucement Le Parisien. Aujourd'hui, Grégoire ne travaille pas. Il ne travaillera pas davantage demain. A vrai dire, il a arrêté ce genre d'âneries en 2005. Depuis, rien, pas une seule rechute, ou si petite. "En cinq ans, affirme-t-il, j'ai bossé une semaine, au black, pour rendre service à un pote qui a sa propre boîte. Mais je n'ai plus envie, pour l'instant en tout cas. Je ne veux vraiment pas bosser." A l'heure où il partait autrefois au boulot, Grégoire s'est donc trouvé une nouvelle activité : il s'installe au café en bas de chez lui et observe le monde du travail qui se met en branle. "Comme ça, je mesure ma chance", dit-il en rigolant. Il est 9h30, sa journée de non-travail commence. Grégoire, informaticien de formation, n'est pas chômeur à proprement parler puisqu'il ne cherche pas le moindre job, et aurait même tendance à fuir les occasions qui se présentent. Ce n'est pas non plus un feignant complet puisqu'il se lève le matin, qu'il a des projets personnels (de type informatique) et qu'il lui arrive même d'en mener certains à terme. Grégoire n'est pas davantage un rentier de haut vol. Il n'a rien sur son compte. Grégoire non-travaille, simplement. Il n'est pas le seul.
En quelques jours, nous avons rencontré Mathieu, Vincent, Daniel, Nicolas, Amélie et Cécile, une fille formidable. Nous avons aussi parlé au téléphone avec François, Cédric et Luc. Tous ont entre 25 et 40 ans. Tous ont travaillé et en sont revenus. Aucun jure qu'il ne replongera plus jamais, mais tous ont choisi de se mettre en réserve du marché de l'emploi pendant quelques années. Ils affirment connaître plusieurs personnes qui ont fait le même choix.
Dans un roman qui vient de paraître, Libre, seul et assoupi, Romain Monnery dresse le portrait de cette génération qui rejette le monde du travail à force d'être rejeté et maltraité par lui. Il dit le bonheur de cette vie sans boulot, les lectures, la musique et la masturbation. Il en raconte aussi les travers, la vie sociale en danger, la vie amoureuse en péril et les Snickers aux heures de repas. Il est midi. Après avoir lu, rangé et beaucoup glandé, Grégoire est aux fourneaux. Il fait de son mieux : aujourd'hui, du riz et un steak haché étiqueté Dia, le label d'Ed, enseigne discount de Carrefour. "Maintenant, Charal, c'est un luxe pour moi, s'amuse-t-il. Sérieusement, je fais gaffe à tout. Le seul plaisir que je m'autorise, c'est le café en terrasse le matin. Mais j'optimise. Je prends aussi les sucres, le verre d'eau et je lis le journal. Hormis ça, je n'ai aucune dépense superflue."
Lorsqu'il travaillait, Grégoire gagnait un peu plus de 2000 euros par mois. Au chômage, il a touché environ 1200 euros pendant presque deux ans. Aujourd'hui, il bénéficie du RSA et d'une aide au logement de la CAF pour un total mensuel de 648 euros. Son loyer s'élevant à 410 euros, il vit à Paris avec 238 euros par mois. Mais il n'est jamais dans le rouge et ne doit d'argent à personne. "La règle de base veut que l'on passe beaucoup de temps chez soi. C'est dehors que l'on dépense." En tant que titulaire du RSA, il ne paie pas la taxe d'habitation et bénéficie d'une protection médicale et de l'accès gratuit aux transports et à de nombreux musées. Pour le reste, il se débrouille. Il est devenu un peu radin, de son propre aveu. Il note chacune de ses dépenses. Il a interrompu tous les prélèvements automatiques sur son compte et négocie toujours l'étalement des factures d'eau et d'électricité. Il revend tout ce qui ne lui sert plus. Il a un téléphone portable, mais pas de forfait. Il achète des cartes prépayées quand il ne peut pas faire autrement. Il fait les vide-greniers. Il porte des vêtements d'occasion. Grégoire a surtout arrêté de fumer.
Source : Marc Beaugé, les inrockuptibles n°773 du 22 au 28 septembre 2010.