Stéphane Ribeiro publie aux éditions First un dictionnaire du langage des adolescents. Il s'est immergé dans un lycée d'Aulnay-sous-Bois pour capter l'univers des jeunes. Après l'influence des langues étrangères sur la langue française, c'est au tour de la sphère internet de lui apporter ses modifications.
Atlantico : Comment vous est venue l'idée d'écrire un dictionnaire du langage des ados ? Est-ce un manuel de survie pour les parents qui ne comprendraient plus leurs enfants ?
Stéphane Ribeiro : Au départ, c'est une idée de mon éditrice, Laure-Hélène Accoui chez First, qui trouvait que le langage des ados était très créatif et qu'il y avait sans doute la place pour un dictionnaire un peu moderne et amusant. Moi, je suis auteur en télé, notamment pour Thierry Ardisson, et il m'était déjà arrivé d'écrire des interviews en langage "jeunes". Ca s'est donc imposé assez naturellement comme idée, à condition d'en faire quelque chose de précis, de drôle, d'éventuellement instructif, mais en aucun cas de moqueur. Il ne fallait pas que les ados se sentent jugés ou moqués, mais que ce livre soit un instantané de leur langage. Et qu'ils le valident eux-mêmes et c'est pour cela que j'ai travaillé avec une classe de lycéens afin d'avoir les bonnes expressions à la mode. Dès lors, oui, ça pouvait devenir un livre amusant pour aider les adultes et parents à décoder cette langue finalement assez riche et en perpétuelle évolution. En tout cas, construire une passerelle linguistique et humoristique.
Comment pouvez-vous expliquer que les adolescents aient leur propre vocabulaire ?
Ce n'est pas nouveau. Les ados ont toujours eu leur propre vocabulaire. Il y a d'abord l'idée de se distinguer des adultes et de parler un langage particulier, difficile à comprendre par les parents. Ca peut être pour les faire enrager, pour se protéger, pour s'amuser, mais aussi pour se créer une "tribu", une communauté à eux, où ne rentrent que ceux qui connaissent les codes. D'ailleurs, au sein même des "ados" au sens large, il y a des sous-groupes ! Les gamers, les kikoolol, les gothiques, il y a aussi des particularités régionales parfois. Après, l'adolescence est un âge où on se construit, où on invente, où on absorbe. Le langage est un élément important pour se construire.
Vous déclarez avoir été surpris par la facilité avec laquelle les ados s’approprient jusqu'au langage d'Internet. Quelle est la place de l'univers du web dans le langage des jeunes d'aujourd'hui, notamment avec l'usage de multiples acronymes (ndlr, "PTDR", "Lol") qui passe du langage écrit au langage orale ?
Le web est avant tout un formidable lieu d'échanges pour les ados. Autrefois, l'ado passait des heures au téléphone avec ses potes, aujourd'hui, il est sur les réseaux sociaux, il tchatte, il poste des vidéos, il s'exprime, il voit les autres s'exprimer, il consomme plus facilement de la musique ou des films... Les sources d'inspiration et de communication sont multipliées et les manières de communiquer aussi. Ils ont peut-être des défauts, mais ils savent s'adapter à tout cela. Le langage SMS est né des impératifs de coûts d'envoi des messages à l'origine. Il fallait écrire en un minimum de caractères pour pouvoir dire plus de choses sans payer deux SMS. Aujourd'hui, les jeux en ligne ont imposé la création d'un langage court avec des acronymes, pour pouvoir s'exprimer rapidement. Les moyens de s'exprimer évoluent, et les habitudes des utilisateurs aussi. Ils arrivent à mélanger des influences multiples et finalement, c'est assez intéressant.
Pour faire ce livre, vous vous êtes déplacé dans un cours de français d'un lycée d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Beaucoup de vocabulaire d'argots sont des dérivés de la langue arabe ou américaine. Comment expliquez-vous cette influence des langues étrangères ? Il n'y a pas que l'arabe, il y a aussi du chinois, du québecois, du gitan et en effet, beaucoup d'anglais. Internet a permis une mondialisation des influences, même s'il est évident que les origines familiales jouent aussi. A une époque, il y avait plus d'expressions italiennes ou portugaises chez les jeunes, aujourd'hui, on retrouve de la même manière l'influence de l'immigration, qu'elle soit arabe ou d'Afrique centrale. Le rap a aussi une influence importante sur le langage des ados, qui piochent chez Booba ou d'autres des expressions qui finissent par s'imposer ou non. Ces expressions peuvent venir de banlieue et souvent de l'arabe, comme "kiffer", "avoir le seum", "c'est la hass", mais aussi des Etats-Unis, qui restent pour les ados une source de rêve et d'inspiration : "avoir le swag", "avoir le bon ice", "chiller", "c'est dar", "c'est ghetto", ça sonne bien. Il faut qu'une expression claque pour être utilisée. Après, il y a aussi beaucoup de détournements et d'utilisations d'expressions françaises traditionnelles. Le verlan, c'est vieux, et les "darons" sont là depuis un moment ! La langue vit et c'est plutôt une bonne chose.
D'ailleurs le langage ados que je décris n'est pas uniquement celui des jeunes dits "de banlieue" ! Chaque année, de nouveaux mots provenant de l'argot font leur entrée dans le dictionnaire. En 2014, le Petit Robert inscrivait le mot "scud" dans ses colonnes. Les expressions utilisées par les adolescents auront-ils la chance d'exister dans la durée afin d'être inscrits un jour dans le sacro-saint des dictionnaires ? Oui, mais c'est à double tranchant, car une expression trop récupérée ou comprise par les adultes comme "LOL" ou "Boloss" ne sera plus utilisée par les ados, puisqu'elle perd par là même tout intérêt. Seules certaines expressions très fortes continueront à exister plus longtemps, même si elles sont entrées dans le dictionnaire. "Kiffer" par exemple est dans le dictionnaire, mais est toujours employé par les ados, qui "passent en mode kiff". Il faut juste se méfier parce que dès que les adultes veulent faire leur malin en utilisant les expressions des ados, l'expression se démode très vite et l'adulte a un peu l'air ridicule. En fait, ce dictionnaire ados / français doit servir à comprendre les jeunes, mais ne doit pas trop encourager les adultes à vouloir parler comme les ados. C'est dangereux. Quand Yves Mourousi demande à François Mitterrand s'il est "chébran", il prouve immédiatement qu'aucun des deux ne l'est ! Les ados ont une langue un peu particulière, mais c'est normal, et tant qu'ils savent faire la différence entre les moments où ils peuvent parler ainsi et les moments où il vaut mieux éviter, il ne faut pas s'inquiéter. Et si ce livre fait sourire aussi bien les parents que les ados, il aura atteint son but.
Source :http://www.atlantico.fr/