La coupe du monde ne soldera pas les comptes de l'apartheid. Mais elle aura favorisé des projets audacieux. Comme ce bus reliant Soweto, noir et pauvre, et Sandton, blanc et riche, raconte "The New York Times".
Susan Hanong, une domestique de 67 ans, a toujours travaillé dans les banlieues aisées du nord de Johannesburg, qu'elle rejoint à pied ou en taxi collectif. Récemment, alors qu'elle traversait Soweto à l'aube, elle a eu une vision : une station de bus design et ultramoderne l'attendait sur le trottoir. Quand les portes du bus aux couleurs vives se sont refermées derrière elle, elle s'est installée sur un siège réservé aux personnes âgées, pour un trajet paisible et confortable, très différent de ses déplacements habituels.
L'Afrique du Sud a rayé l'apartheid de ses lois, mais certains procédés racistes du pouvoir minoritaire blanc restent ancrés sous une forme extrême de ségrégation résidentielle. Des millions de Noirs vivent toujours dans des townships, loin des quartiers commerçants et des zones d'emploi. Ceux qui ont du travail, comme Mme Hanong, doivent effectuer de longs trajets qui absorbent leur temps et leurs maigres revenus, tandis que des cohortes de chômeurs sont coupées de toute occasion d'embauche.
Stimulée par la promesse des autorités nationales d'améliorer les transports publics en prévision de la Coupe du monde, la ville de Johannesburg a lancé un programme très ambitieux : le BRT ( Bus Rapid Transit ) qui relie Soweto, où vit un quart des 4 millions d'habitants de la ville, à Sandton, le principal centre commercial et financier de la région. La réalisation de ce projet a illustré la difficulté de l'Afrique du Sud à panser les cicatrices de l'Histoire. Au-delà des habituels retards logistiques et d'un ralentissement du financement dû à la récession, la résistance des habitants des banlieues, jadis enclaves exclusivement blanches, a été forte.
Lors d'une réunion qui avait fait salle comble en novembre 2008, au lancement du projet, des habitants des quartiers huppés - et majoritairement blancs - qui longent Oxford Road, un axe très fréquenté, avaient hué des élus de la ville qui tentaient de décrire les itinéraires de bus prévus, un de ces itinéraires utilisant deux des quatre voies de cette artère.
Dans un courrier adressé à la municipalité, les membres de l'association du quartier se félicitaient de la mise en place d'un nouveau système de transports publics tout en exprimant leur inquiétude face à des itinéraires établis dans la précipitation, et qui, selon eux, entraîneraient pollution atmosphérique, embouteillages, hausse de la délinquance et baisse des prix immobiliers.
Mme Turvey, une résidente blanche, conteste que les banlieues demeurent un privilège des Blancs, notant qu'une bonne partie de l'élite politique noire, dont Nelson Mandela, y vit aujourd'hui. "Ce n'est pas un problème de race" assure-t-elle d'un ton sans réplique. Pourtant, Shireen Ally, une sociologue qui vit à Killarney - l'une des banlieues concernées - estime que la race a au contraire beaucoup à voir avec la réaction des habitants. Et elle sait de quoi elle parle, elle qui a consacré son mémoire aux employés de maison.
En Afrique du Sud, une femme active sur six est domestique ou nounou. Les familles résidant dans les banlieues dépendent de ces femmes, dont une majorité écrasante est noire, pour repasser leur linge et nettoyer leurs toilettes.
Mme Hanong regarde par la vitre alors que le bus, fabriqué au Brésil, traverse Soweto, passe devant Soccer City, le stade construit pour la Coupe du monde, puis s'enfonce dans la "zone tampon" de l'ère de l'apartheid, un quartier de dépôts d'usines et de terres en friche qui séparait les Noirs des Blancs.
Deux heures après avoir quitté son domicile, elle arrive à Sandton pour rejoindre la maison de son employeur, agent immobilier. Une fois sur place, elle revêt son uniforme bleu marine. Elle change les draps, charge la machine à laver et range les assiettes en évitant de les entrechoquer. Quand le chat blanc entre en trottinant dans la cuisine, Susan Hanong lui demande d'un ton aimable : "C'est l'heure du petit déjeuner ?"
Source : Celia W. Dugger The New York Times, New York, Courrier International pour Direct Matin Lundi 7 Juin 2010.