Pourquoi aime-t-on si mal en banlieue ?
Publié le 15 Avril 2011
SOCIETE. Ils disent « kiffer » pour aimer, « niquer » pour faire l'amour, et sont persuadés que les femmes - leurs mères et leurs sœurs exceptées - n'apprécient que le sexe brutal. Enquête.
Les « meufs » elles aiment ça, elles en redemandent, ces « lops » (NDLR : « salopes » en verlan). » Classe de BEP d'un lycée d'enseignement professionnel au cœur d'un quartier difficile des Hauts-de-Seine. Cartographie de la classe : une fille, quinze garçons. Moyenne d'âge : entre 15 et 17 ans. Thème du débat : les tournantes sont-elles ou non des viols collectifs ? Youssef parle fort, très fort. Les autres écoutent à peine. Insultes, vociférations, rires gras, cris, chahut. Nadia, l'unique fille, refuse « qu'on lui manque de respect ». Son voisin de table lui lance, presque menaçant : « Arrête, bouffonne, t'adores ça qu'on te ravage la « scnecke » (NDLR : le sexe féminin)… » Soudain, le professeur plonge son auditoire dans un silence perplexe en lâchant : « Et si vos sœurs prenaient part à une tournante, ça vous ferait quoi ? » Un jeune frappe dans sa main : « Je la tue ! Sur ma mère, je la saigne ! » Les autres acquiescent. Malaise général.
D'un côté, les mères et les sœurs, emprisonnées entre la culture machiste des bandes et la tradition musulmane, sont des icônes idéalisées, dominées et désexualisées, prisonnières de la famille, auxquelles l'on interdit jusqu'au droit à la féminité. De l'autre, les filles faciles, objets sexuels, femmes résiduelles sans identité familiale, qui ne seraient donc ni les mères ni les sœurs de personne, des « chaudasses », des « putes » que l'on peut faire tourner à loisir dans les caves. Dans les deux cas, on les désigne par l'insulte, indissociable de la terminologie des jeunes dès lors que l'on parle féminité. « Il faut décrypter ces insultes. Elles ont un sens très important et une vraie symbolique », explique Xavier Pommereau, psychiatre, chef de service de l'unité médico-psychologique de l'adolescent et du jeune adulte au centre hospitalo-universitaire de Bordeaux.
« Les mères et les sœurs sont dans toutes les bouches, surtout dans l'invective. Dans un univers où l'insulte est un mode de communication, cela montre leur importance, leur place prépondérante dans l'affectif. C'est aussi le cruel constat du manque d'un père. » Le père, acteur social clé, reste effectivement absent des insultes : si le « nique ta mère » est fort usité, au point d'avoir donné son nom à un célèbre groupe de rap, il n'existe pas, à ce jour, de « nique ton père ». Xavier Pommereau poursuit : « Le père est celui qui fait loi. Dans les banlieues difficiles, il y a une dévalorisation complète de la place et du statut du père, qui doit être comprise par le reste du corps social comme une absence de confrontation aux règles et aux limites. Parce que le père, c'est l'autorité. »
Frédérique Hédon, médecin sexologue, n'hésite pas à aller beaucoup plus loin : « La tournante n'a rien de sexuel, et le seul plaisir que ces acteurs en retirent est celui procuré par la violence pure, via la domination, la négation d'autrui et la territorialité bestiale de la bande. » Ainsi, on fait « tourner » une fille que l'on s'approprie en l'instrumentalisant comme une cigarette, un joint, une bouteille d'alcool ou une voiture volée.. « Affectivement, ils sont au fond du gouffre », constate Jean-Claude, psychologue au sein d'une structure d'accueil pour mineurs délinquants. Il côtoie chaque jour ces membres des bandes, violeurs en groupe que la loi a rattrapés et sanctionnés. Mais le besoin d'amour, bien réel et présent, n'en est que plus fort. « S'il ne peut s'exprimer, ce capital affectif va bifurquer vers la reconnaissance par la crainte », analyse Frédérique Hédon.
« En banlieue, tout est plus qu'ailleurs. On y aime plus, avec une énergie, une rage et une solidarité que tu ne trouves plus en ville », explique Karima, une Marocaine de 20 ans native de la cité Galion 3 000 à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. « Il faudrait impérativement qu'ils puissent sortir du cercle vicieux dans lequel il tourne : « Puisque vous me reconnaissez uniquement comme délinquant, c'est ce que je vais être » », s'alarme Marie Choquet. Epidémiologiste à l'Inserm, elle dénonce une société qui stigmatise, catégorise les jeunes des banlieues plutôt que de vraiment les entendre, les écouter.
« Le sexe ? Un loisir résiduel »
Ce refus de fustiger les jeunes des cités en les réduisant à leurs déviances sexuelles est aussi partagé par Jean-Jacques Rassial. Ce psychanalyste parisien est l'un des rares praticiens français à suivre en thérapie les jeunes auteurs de viols collectifs. Sa lecture très personnelle des tournantes ne fait pas l'unanimité tant elle peut paraître politiquement incorrecte et pessimiste. Elle n'en est pas moins intéressante : « Les jeunes ont introduit dans la tournante la morale hygiéniste qu'on leur a inculquée, puisqu'ils utilisent des préservatifs. Mais ce n'est plus de la sexualité, valeur à laquelle ils ne croient plus et qui n'est plus un lieu d'investissement. Le sexe est devenu, pour eux, une distraction secondaire, un loisir résiduel, pas très propre et dangereux à cause des maladies. »
Le psychanalyste Jean-Jacques Rassial diagnostique une possible généralisation de ces « pratiques avant-gardistes » à l'ensemble de la jeunesse : « Les tournantes ne sont qu'une illustration, extrémiste et criminelle, d'une morale sociale qui a renoncé à une sexualité basée sur la réciprocité. » Ces agressions sexuelles relèveraient donc de notre responsabilité collective : si l'amour va si mal en banlieue, sans doute est-ce parce l'on ne sait plus très bien aimer ailleurs : en ville, au bureau, en famille, et peut-être jusque dans nos propres vies…
Source : Jean-Baptiste Drouet www.paris-normandie.fr