10 ans après les émeutes en Seine-Saint-Denis un policier déclare : « à la moindre étincelle ça peut repartir ! »
Publié le 25 Octobre 2015
En 2005, ils étaient de l'autre côté des barricades. A peine plus âgés que ceux d'en face, Yannick, Arnaud et David* étaient tout jeunes policiers en Seine-Saint-Denis. Premières nuits de feu, premières violences urbaines d'une ampleur inouïe. « Au beau milieu des cités, visés par des cocktails Molotov », se souvient David, jeune Nordiste, 21 ans à l'époque.
« C'était la folie ! Des cailloux étaient jetés de partout, il y avait des gars cagoulés avec des écharpes... Je suivais les anciens. La dernière semaine, on n'intervenait plus que sur les urgences, sinon on laissait brûler », raconte de son côté Yannick, aujourd'hui brigadier-chef. Il est fils de policier et a grandi en Seine-Saint-Denis. Arnaud aussi est un enfant du 93, né en HLM dans une petite cité. « Personne ne s'attendait à ça : des hordes déboulaient pour faire la loi et, nous, on avait des casques en plastique, un flash-ball pour quatre avec 4 cartouches, dit-il. Ça marque une vie de flic. »
Dix ans plus tard, ils sont devenus pères pour deux d'entre eux, ont pris du grade et continuent à arpenter, tout de bleu vêtus, la Seine-Saint-Denis et ses cités. Malgré un constat très amer.
« Avant, on se prenait surtout des jets de projectiles; maintenant, les délinquants n'hésitent plus à venir au contact, et, dans certains quartiers, on est obligés d'appeler des renforts systématiquement », résume Arnaud, qui travaille de nuit. Il a été blessé plus d'une fois : au visage, aux jambes, et « ne compte plus les entorses aux mains ». Pour les projectiles, pas besoin de chercher bien loin : les cailloux de la rénovation urbaine, des bouteilles de lait, des mortiers — « l'arme favorite » —, et même des chariots de supermarché, lancés depuis les étages. « On ne peut plus faire un contrôle sans recevoir au minimum des insultes », assure David. L'ancien provincial « ne comprend pas que des jeunes puissent avoir peur de leur police ». Mais il précise aussi sec : « Il n'y a aucun quartier où on ne va pas, l'ordre est de rentrer partout, même si on sait qu'on va prendre des pavés, il n'est pas question que ça devienne Banlieue 13 (NDLR : un film d'action se déroulant en banlieue). » Yannick est plus nuancé et décrit des quartiers où les patrouilles pédestres sont plus rares.
« La haine du bleu n'a jamais été aussi forte », pense Arnaud. Il n'est pas à court d'exemples. Le plus récent remonte au mois de juillet, à Aulnay-sous-Bois. « On était une trentaine de policiers face à une centaine de jeunes, un a lancé : De toute façon, Mérabet (le policier exécuté le 7 janvier près de « Charlie Hebdo ») n'était que le premier. » Aussi loin qu'Arnaud cherche dans ses souvenirs d'ado du 93, le « policier a toujours été l'ennemi », mais jamais à ce point. « On a été applaudis en janvier; là, on n'est plus rien », abonde Yannick. David ne le contredira pas. Le premier appartement qu'il louait à Saint-Denis, à peine affecté sur le 93, offrait une vue plongeante sur un panneau stop, où était inscrit « A mort les flics ».
En même temps qu'ils dépeignent une délinquance plus violente — « il y a des kalachnikovs dans toutes les cités » —, plus jeune, plus organisée, ils décrivent des pratiques policières plus policées. « Les gifles ne partent plus comme avant », attestent les trois fonctionnaires. La crainte des poursuites et des condamnations est omniprésente. David est convaincu qu'il « faut punir les brebis galeuses », mais davantage protéger les bons flics. « Nous, on a notre Code de déontologie et le Code pénal, enchaîne Arnaud. De l'autre côté, aucun code, c'est de plus en plus compliqué de lutter. »
Ils en veulent à la Justice, qu'ils aimeraient voir prononcer davantage de peines de prison ferme — « et pas au bout de 30 faits » —, mais le blues vient aussi de l'intérieur. « Les surveillances de lieu de culte pour Vigipirate, ça rassure la population, mais pendant ce temps nous ne sommes plus en mesure de répondre à toutes les missions police secours », regrette Arnaud, qui aimerait davantage de relais de l'armée.
Ces policiers en veulent à leur institution, qui, dit Yannick, « cache la misère et ne veut surtout pas faire de vague ». « Les jeunes flics apprennent surtout à se couvrir », regrette ce policier en pensant que, depuis 2005, le dialogue avec le terrain n'a pas été noué. « A la moindre étincelle, ça peut repartir, pense David. Et là, on serait confrontés à un gros problème d'effectifs et de moyens. » Ce qui les fait tenir ? « Quatre-vingts pour cent de la population, qui méritent qu'on les aide comme on aiderait nos propres parents », lâche David, qui se donne encore dix ans.
* Leurs prénoms ont été changés.
Source : Le Parisien