Mon 10 mai 1981
Publié le 10 Mai 2011
Il y a des jours comme ça dont on se souvient avec une précision étonnante malgré les années qui passent. Le 10 mai 81 en fait indéniablement partie. Sans que je sache vraiment pourquoi d'ailleurs. En effet, à l'époque, j'étais bien jeune et les choses de la politique n'avaient aucun intérêt pour moi. Tout au plus ce sujet animait les tablées familiales d'une manière assez singulière. Ce dimanche là il flottait pourtant dans l'air comme un parfum d'inconnu, comme si un souffle nouveau était sur le point de naître pour abattre les châteaux de cartes du passé.
Il est 19h30, je suis avec mes parents chez un couple d'amis ou de supposés amis que nous avons bien entendu perdu de vue depuis, mais je me rappelle leur nom : les Borde. Tout le monde est à table pour diner et je m'ennuie ferme. En plus dans l'assiette c'est l'horreur. Des cuisses de grenouilles. En fermant les yeux je suis presque capable de visualiser leur aspect et l'odeur dans la pièce. J'ai la nausée.
Mon père qui me connait réussit à arracher de la maîtresse de maison une tranche de jambon. Il lit dans mes yeux ma gratitude. Il faut dire que le petit garçon que je suis voue une véritable admiration pour son papa. Issu d'une famille d'agriculteurs il est monté à Caen et Paris faire des études jusqu'à bien réussir dans la vie comme on dit. Il vote à droite (UDF-RPR) depuis toujours sans que je sache pourquoi, a eu Raymond Barre comme professeur d'économie et dans son esprit il ne fait aucun doute que Valéry Giscard d'Estaing va être réélu pour un second mandat.
20h. Silence des couteaux et des fourchettes, le visage du prochain président de la République s'affiche laborieusement façon écran Minitel. Pour mon père c'est le choc. Comme l'effondrement d'un trop plein de certitudes. Le repas passe mal et se termine dans une ambiance de mort. Lorsque nous rentrons chez nous, c'est la folie dans les rues de Caen. Une vague humaine déferle, portée par je ne sais quel espoir d'une vie meilleure. La permanence du maire Jean-Marie Girault vole en éclats et Louis Mexandeau imagine sans doute secrètement à cet instant qu'il parviendra enfin à conquérir la mairie.
C'est clair. Il se passe quelque chose. A quelques centaines de kilomètres de là, à Aulnay-sous-Bois, chez ma future belle famille, qu'évidemment je ne connais pas encore, l'ambiance est inverse à la nôtre. Eux sont dans le sens du courant. Le champagne se répand dans une ivresse joviale. Comme si la porte d'un nouveau monde venait de s'ouvrir...
Evidemment, depuis, beaucoup de temps a passé. L'histoire m'a montré que même mon père pouvait aussi avoir tort et se tromper. Bref, je crois que tout simplement, j'ai grandi...
Stéphane Fleury